Par Dan-Lazăr Trifan
Traduction française : Dan Lazar Trifan
Éditeurs de la version française : Anne Cadilhac (France), Gilles Levasseur (Québec)
Publié dans le livre “À l’origine, à la source … Causeries à Subcetate” Dobreanu Doina et Vasile Dobreanu,
Editeur : Cezara Codruţa Marica 2014
Titre original en roumain : Despre Dor. Dor, mot roumain traduisible en français par : mal du pays, (dolor + desiderium, saudade, nostalgie, je me languis, délice nostalgique, désir nostalgique de quelque chose qui nous manque. En slovaque, « clivota » ou « cnenie » signifie un désir nostalgique de quelque chose qui nous manque. Il en est de même pour le mot allemand « Sehnsucht ». En amharique, la langue éthiopienne, le mot « tezeta » a la même signification, de même que « assouf » en tamasheq, la langue des Touaregs.)
DD : Comment avez-vous vécu les saisons à Subcetate?
DLT : Hum… Les Saisons… Peut-être que Vivaldi, dans une vie antérieure, était Roumain et aurait vécu son enfance à Subcetate… C’est ma conviction intime, mais ça reste juste entre nous deux, sinon on va faire rire le monde …

Le printemps commence toujours avec l’histoire de « Mărţișor » (Martisor (pro. Mârtzishor), un symbole formé de deux fils, un rouge et un blanc tressés ensemble et se terminant par des pompons ou des petites poupées de laine de même couleur. Ces deux teintes reposent sur une antonymie, représentant soit la santé et la force du sang, le blanc d’une longue vie, soit la chaleur du soleil printanier et la neige qui fond; mais le plus souvent, ils symbolisent l’amour et la pureté. Généralement, on rattache à ce fil un petit symbole, comme un cœur, un trèfle, un fer à cheval), à l’école, à la maison, partout dans le village… Allegro, Largo et Dance pastorale, d’après Vivaldi… La neige qui commence à fondre, le ruisseau derrière la maison dont l’eau gonfle, inondant parfois la cour et le jardin… marcher pieds nus dans l’eau et la boue froide avec, ça et là, des restes de neige encore…
Histoire originale : un matin de printemps, le ruisseau qui coule derrière la maison a inondé la cour et les jardins, et est entré dans notre maison, nous en avions jusqu’aux genoux. Mon grand-père et ma grand-mère, qui vivaient sur la colline, en face de chez nous, ont traversé toute cette eau et sont venus à notre secours. Ma grand-mère, pieds nus, la robe enroulée vers le haut, est entrée dans la maison, a pris le pot sur le poêle, rempli de « cigares à choux farcis » et l’a emporté en vitesse; mon grand-père lui a crié : « Mais les enfants, Ioana! » À quoi elle a répondu sans hésitation : « Les enfants doivent manger, Ioane! »
Au début du mois de mars, je me souviens d’être parti avec les amis et les filles à la cueillette des perce-neige de l’autre côté de la rivière Mureş, où ils apparaissent très tôt au printemps. En avril/mai, quand tout commence à revenir à la vie, lorsque la terre se met à « respirer » en émanant des vapeurs en séchant, des charrues apparaissaient dans la cour de mon père, ainsi que des chevaux pour le remplacement des fers à cheval ainsi que d’autres outils agricoles pour réparation ou affûtage. Les charrues étaient bien alignées le long de la clôture du jardin aussitôt qu’elles étaient prêtes. En mai, quand les pommiers fleurissaient, les dimanches ensoleillés, on sortait jouer à la « tzurca » (jeu turc) sur un grand champ libre à côté de la maison, au bord du ruisseau. Je me revois aussi partant du matin jusqu’au soir sur les collines alentour pour labourer la terre pour les villageois, avec le tracteur et la charrue. Un travail dur, difficile, mais je l’aimais. Le dimanche matin, quand tout était calme, les villageois, dans leurs habits traditionnels de fête, se dirigeaient vers l’église qui se trouvait en face de notre maison, en haut d’une petite colline. Mon père lisait le journal, assis à la table de la cuisine, et ma mère échangeait des histoires avec nous…
En été, encore un peu d’école, et après c’était les vacances, puis de nouveau la rentrée. Vivaldi nous dit Allegro non molto, Adagio e piano, Presto et Forte et Presto.
Les vacances se passaient un peu différemment pour les enfants de la campagne, généralement on y travaillait dans les champs, le jardin, autour de la maison, en aidant les parents. Certains, plus chanceux (nous, les Trifan, nous l’étions!) pouvaient s’offrir un camp d’été, quelque part dans les montagnes ou à la Mer Noire, pendant une ou deux semaines. Quelques années plus tard, l’été signifiait pour moi travailler dans la scierie de Hodoşa, pour amasser des sous pour acheter mes vêtements pour la rentrée des classes. Cela ne me semblait jamais difficile à vivre, ça m’apparaissait normal, un mode de vie accepté par défaut, qui contentait la famille autant que moi-même.
Juillet, avec ses gros coups de chaleur qui pesaient sur les champs (Presto e forte est ce qu’on peut entendre!) et les pluies généralement associées à la fête de St. Ilie (Elias), qui font croître et mûrir les graines… Une parenthèse ici : j’ai appris une histoire sur St. Ilie : il avait demandé à Dieu pour son anniversaire d’envoyer de la pluie, de la foudre et du tonnerre, et Dieu ne cessait de dire : « Eh bien, attends, il y en a encore… », puis : « Eh bien, voilà, ta fête est passée… ». St. Elias, fâché, envoya donc chaque année de la pluie, aussi bien avant qu’après son anniversaire, n’en connaissant plus la date exacte.

Après juillet, voilà août qui arrive, avec un événement particulier qui se produisait chaque année : on partait tous, ou presque tous, en forêt, à Gălăuţaş pour faire les foins, dans un lieu appelé « le jardin des Dobreanu ». Une semaine à vivre à l’état sauvage dans la nature, avec un travail très exigeant, mais il en valait la peine. J’avais un problème avec la faux, qui ne coupait jamais comme il le fallait. Et… quand la faux ne coupe pas, tu tires de tous tes muscles jusqu’à ce qu’ils éclatent! Donc, une année, j’ai eu une grande et large faux qui coupait comme un rasoir. Ce sentiment est indescriptible quand, sur la rosée du petit matin, nous avancions pas à pas, sillon après sillon, en rang, l’un derrière l’autre, frères et père, nous coupions l’herbe sans nous parler, en silence, comme dans un rituel ancestral, appris on ne sait où, ni comment, laissant derrière de longs et lourds sillages d’herbe à la belle odeur fraîche. L’herbe qui se couche au sol, le son de l’aiguisage de la faux, brisé de temps en temps par le solo de la pierre à aiguiser qui passait sur les lames, les sauterelles qui sautaient pour s’enfuir…
Après, on ramenait le foin à la maison dans le grand chariot, plein, lourd, énorme, tiré par un tracteur, sur la route rocailleuse, difficile, pleine de gros trous et d’obstacles. Mais le soir, quand tout était terminé, ça nous faisait du bien de prendre une douche dans l’eau froide du ruisseau derrière la maison, et après le dîner préparé par notre mère, nous arrivions à nous sentir bien, contents de ce que nous avions fait, fini, accompli.
Puis c’était l’automne – Allegro, Adagio molto et de nouveau Allegro, mais avec un message différent – alors que je n’étais pas encore retourné à l’école, ou même tout de suite après le début des cours, c’était le temps du battage des grains auquel je participais. Je me souviens du moment où mon père m’a demandé de l’accompagner dans les villages pour la campagne d’automne, alors que petit à petit, il me confiait des tâches à la mesure de mon âge. J’ai beaucoup de souvenirs à évoquer ici, de belles impressions et même quelques histoires drôles.

Après un certain temps cependant, après la collectivisation survenue dans les années 1950, l’ambiance n’était plus si agréable. La richesse des villageois se transformait en pauvreté, la bonne humeur et la bonté en indifférence et amertume. Alors que nous étions auparavant accueillis chaleureusement, nous en sommes arrivés à dormir aux greniers des écuries, jusqu’à ce que, à un moment donné, mon père finisse par abandonner le battage. Subcetate a échappé à la collectivisation à cause de l’opposition des gens et de sa géographie vallonnée, qui ne permet pas l’agriculture sur de grandes surfaces.
Je me souviens non seulement du travail dans les champs et des récoltes, mais aussi des champs qui se vident et du moment où on nous a envoyés au pâturage avec les animaux, nous, les enfants, sans avoir cette fois de restrictionsd’où et quand…
Vers le début de l’hiver, il y avait une période où, avec mon père, nous allions couper du bois, avec la scie construite pour lui et les villageois pour préparer le bois de chauffage. On coupait alors tout en longueur de longs et lourds troncs de bois que les gens avaient apportés de la forêt en les faisant glisser sur la neige à l’aide de chevaux, vers la fin de l’hiver précédent. Allegro, Adagio molto et de nouveau Allegro décrivent parfaitement le temps serein des fêtes de décembre, le blanc tranquille de janvier et le gel implacable de février.
Les vacances d’hiver? Ce sont des histoires tirées de contes de fées. Contes de fées vécus sur le vif. Noël, l’arbre magnifiquement orné, les chants et les voix des enfants qui résonnaient si bien dans le ciel d’hiver cristallin, qui brisaient le silence de la nuit ici et là, des gâteaux, les biscuits de notre mère, les cigares au chou farci, la préparation de spécialités de viande, avec les rites ancestraux… C’était les moments de l’année où l’on arrivait à se rassembler tous à la maison, à la grande joie de nos parents, qui tentaient tant bien que mal de la camoufler, mais qui était évidente. Une fête de la joie, de la réunification, du rafraîchissement de l’esprit. Au fil des ans, cependant, les distances entre nous ont augmenté, et il nous arrivait de plus en plus rarement de jouir de la présence de tous dans la maison parentale au moment de Noël ou du Nouvel An.
Il y a eu beaucoup de neige dans les décennies cinquante et soixante. Le décor hivernal immaculé, le silence qui tombe sur le village — les activités n’y sont pas si intenses en hiver — les sorties avec des amis sur les collines et à travers les forêts pour faire du ski, avec toutes sortes d’aventures, y compris fractures ou blessures, ou les sorties avec des patins improvisés (inventions locales, il n’y avait pas les vrais patins d’aujourd’hui), tous ces souvenirs sont inoubliables. L’hiver était une saison de réflexion intérieure, je dirais. Le village, assis comme un chaudron entre des montagnes, permettait des températures plus basses parce qu’il n’y a pas de vent. Mon premier manteau d’hiver, je l’ai acheté lors de ma première année au lycée quand je suis parti pour la ville de Târgu Mureş. Jusque-là, je passais les hivers en gros chandails de laine, chapeau en peau de mouton, gants et bottes d’hiver.
DD : Est-ce que vous avez la nostalgie de la vie dans la maison de vos parents, du temps de votre enfance?
DLT : Nostalgie? Oui, parfois, lorsque le temps permet aux pensées de vagabonder librement, lors de mes longs voyages, il me manque le « chez nous », dont on porte tous en soi des petits morceaux, des bribes, où que nous soyons dans le monde.
La dureté de la vie, l’immuabilité de son chemin, nous confrontent à des réalités différentes et à la vérité que le passé ne se reproduira jamais plus. Tout change, tout est changé aujourd’hui, les lieux, les gens, les habitudes. Il nous reste l’héritage spirituel, celui qui nous aide à nous retrouver nous-mêmes, partout, à tout moment. Si nous pouvons prendre ce « chez-moi » et le garder dans notre âme, nous nous sentirons à l’aise partout dans le monde, où que nous portent nos pas. Nous intégrons ce passé dans le présent, jour après jour, dans nos réalisations quotidiennes. Il nous fait mal, quand les gens que nous chérissons ne sont plus là…
Certes, voir ma mère affairée à son métier à tisser me manque, ou l’observer alors qu’elle descendait la petite côte entre notre maison et l’église, les mains croisées sous sa veste en peau et laine de mouton, qui m’était devenue si familière. Je m’ennuie aussi d’écouter mon père quand, par exemple, il racontait l’histoire de sa désertion de l’armée allemande, ses souvenirs de guerre ou les moments où je travaillais avec lui dans l’atelier de forgeron.
Nostalgie? Oui. Pendant les longs hivers, quand, au Québec, je suis fatigué de pelleter la neige qui s’accumule jusqu’à empêcher la lumière de pénétrer par les fenêtres. La nostalgie m’accompagnait aussi lorsque je me trouvais dans un avion en route vers Kigali, dans les aéroports, comme Nairobi ou les longues attentes à Paris. Oui, cette nostalgie adoucit ma vie et j’en suis heureux de l’avoir.
DD : Votre itinéraire existentiel?
DLT : « Itinéraire »… Intéressante utilisation de ce mot… Dans un itinéraire, quelqu’un se déplace en passant par une succession de points distincts. Oui, je me déplace dans l’espace, mais dans le temps, c’est une autre histoire. J’ai plutôt le sentiment que le temps passe à travers moi et que la marche du temps est continue, pas discrète et pas marquée de points non plus… Le temps me passe dessus, et je tente d’en freiner le cours pour profiter au maximum de chaque seconde, à savourer, à sentir sa couleur, son goût, ses tendances, son effet, à la retenir le plus longtemps possible en moi, de surseoir à sa mort, à sa disparition… Hum! Trop de philosophie, non?
Commençons donc par le début, ce qui, bien sûr, ne peut être qu’à Subcetate. J’en garde beaucoup de souvenirs, mais nous allons débuter parl’institutionnalisation de Dănuţ. Première journée à la maternelle qui s’annonçait bien, mais qui m’a aussitôt désillusionné lorsque je me suis rendu compte que la vie dehors était plus intéressante! L’école ensuite, où le premier jour, quand je suis arrivé en retard dans la classe, je n’ai trouvé de place qu’au fond de la salle, et bien sûr, je suis tombé tout de suite amoureux de la belle Elena. (Ça reste notre secret, OK? Personne ne le sait, pas même Elena!)

J’ai récemment appris que l’été précédant mon entrée à l’école, qui était en construction, (construction réalisée grâce à notre inestimable professeur Andrei Cotfas, qui a dupé les autorités communistes en laissant confondre notre village avec un autre, plus grand, plus connu, avec le même nom, et obtenu l’argent pour construire l’école secondaire), je ramassais des pierres au bord de la route et je les apportais dans mes poches aux travailleurs en leur demandant de se dépêcher de finir la construction parce que je devais commencer ma première année d’école.
L’école! Ses enseignants et ses professeurs au grand cœur et avec tant de qualités! Sans trop de modestie, je dois dire que je me comptais chaque année parmi les meilleurs élèves, sinon le premier… bon… sauf les années où ma note pour la discipline avait fait baisser ma moyenne…
J’ai fait mon lycée à Târgu Mureş, en profitant du rétablissement des lycées professionnels. J’habitais chez les sœurs de ma mère, ensuite avec mon frère aîné, Ilie, et pendant la dernière année, à la nouvelle résidence du lycée. La transition d’une vie dans un village à celle de la grande ville a provoqué des événements, des chocs, qui m’ont marqué profondément… L’adaptation à la vie urbaine a toujours son prix et je l’ai payé pleinement, mais, comme l’affirme le dicton, les expériences qui ne nous tuent pas nous rendent plus forts. J’y ai connu le même contexte du « premier de la classe » qu’à l’école primaire (c’est-à-dire avec les mêmes exceptions), mais j’y ai étudié intensément et avec plaisir toutes les matières, que ce soit des cours techniques, de littérature ou d’histoire. Mes aptitudes m’ont même propulsé aux Olympiades en mathématiques, en physique, en langues ou dans des activités telles que radioamateur, orientation touristique, gymnastique ou judo. Et pour éviter d’alourdir la facture pour mes parents, je faisais du tutorat ou je travaillais avec mon frère Ilie à réparer autos et motos. Ilie mériterait aujourd’hui à lui seul un livre, un vrai roman, mais l’espace me manque ici pour tant d’histoires à raconter!
Et… à la fin du lycée, après des années à m’imaginer dans l’industrie, dans l’aviation ou l’électronique comme ingénieur, j’ai décidé que je devais changer et j’ai opté pour… l’astronomie. Je me suis alors inscrit à l’examen d’admission à la Faculté de mathématiques de Bucarest. Sauf que l’astronomie s’éloignait de moi, et la dernière année, j’ai suivi ce cours un seul semestre! Alors, en attendant, je suis passé par l’informatique, la mécanique théorique et la magnétohydrodynamique, en terminant par une recherche de pointe dans la théorie des ondes de choc dans le plasma. Cependant, le sort des étudiants de ma génération était scellé d’avance. L’un de nos professeurs, M. Ioan Roșca, mathématicien prestigieux, ancien camarade d’école à Subcetate avec ma sœur Doina, nous a dit un jour : « L’informatique vous engloutira tous! » Et ce fut ainsi. Le 1er août 1976, je me trouvais aux portes de l’usine « Electronica », où ma carrière a commencé comme programmeur, puis ingénieur de système, chef d’équipe et finalement chef du département informatique. J’ai oublié de dire que lors de ma dernière année à l’université, j’ai épousé la Bucarestoise Virgilia, alors que nous étions encore collègues. Elle est devenue professeure, une professionnelle passionnée de mathématiques qu’elle enseignait avec amour aux enfants. Virgilia est la mère de nos trois enfants, Mircea, Alexandru et Ileana, qui sont la plus belle réalisation de notre vie.
Une autre anecdote (qui est véridique) me vient à l’esprit : dans mes réflexions sur l’avenir, je voulais éviter certaines choses comme vivre dans une grande ville, devenir chef, vivre dans un immeuble d’habitation, travailler dans l’industrie et… ne pas épouser une Bucarestoise. Eh bien, je n’y suis pour rien, j’ai tout eu! J’ai vécu à Bucarest, je suis le patron tout le temps, nous avons acheté un appartement, j’ai travaillé dans l’industrie pendant 24 ans et je suis tombé amoureux d’une… Bucarestoise. C’est peut-être comme ça que les choses devaient se passer, ce qui est écrit dans ton destin est marqué sur ton front!
J’ai eu le bonheur d’avoir des enfants exceptionnels, travaillants, talentueux, intelligents. Sur le plan professionnel, j’ai eu la chance d’avoir été choisi pour mener de grands projets d’avant-garde à l’échelle nationale.
Le premier ordinateur personnel, par exemple, conçu pour le grand public — l’un des projets — a été mis en production par une équipe au sein de laquelle ma contribution a été déterminante pour obtenir toutes les approbations officielles, en contournant les « filtres » communistes. Nous l’avons ridiculement appelé « automate programmable pour l’instruction » parce que les autorités communistes ne concevaient pas que des citoyens ordinaires puissent avoir une telle chose à la maison : un ordinateur.
Nous avons mené à bien deux grands projets de systèmes d’information, des systèmes pilotes dans l’économie du pays, comme le suivi de la production en temps réel, une nouveauté en Roumanie : un projet d’inspiration allemande et un autre conçu en Roumanie. Les deux ont été mis en place en même temps à l’usine de la compagnie Electronica où je travaillais.
« La Révolution » (entre guillemets, pour bien se comprendre!) de 1989 m’a mis en première ligne parmi ces naïfs qui croyaient pouvoir changer les choses du jour au lendemain. Les événements m’ont propulsé en position de chef de file, celui qui a dû organiser en coulisses des changements à l’usine où nous travaillions. Nous avons réussi ces changements, nous nous y sommes efforcés, mais je me suis rendu compte après un certain temps que nous n’avions fait que couper une petite partie de la tête du monstre! La pyramide sans tête a tout simplement repoussé le niveau coupé et tout le système a été maintenu opérationnel. Nous devrions plutôt l’appeler « pieuvre », mais pas « pyramide ».
Plus tard, l’une des premières sociétés informatiques enregistrées à Bucarest a été « WDS Software House », que nous avons établie, quelques collaborateurs et moi-même. En moins d’une année, nous avons bâti un système informatique hospitalier sur l’un des premiers réseaux d’ordinateurs PC en Roumanie. Il s’en est suivi des années de travail dur et intensif, des voyages d’affaires partout dans le pays, nous avons rencontré des clients à Bucarest, Constanta, Brăila, Tulcea, Galaţi, Bacău, Baia Mare, Turnu Severin, Craiova, et ce par l’entremise d’une deuxième société, puis une troisième. Nous avons développé des applications informatiques pour différents secteurs, depuis des cabinets d’expertise comptable jusqu’à des usines alimentaires ou des entreprises de maintenance aéronautique, ou encore des hôpitaux.

Les enfants grandissaient, la société évoluait, le marché des systèmes d’information était en évolution, la concurrence naissante n’était pas toujours correcte et honnête. Après un certain temps, j’ai renoncé à l’initiative privée et suis passé à une compagnie d’assurances en tant que directeur du département d’informatique. C’est alors que notre fils, Alex, a commencé à nous demander pourquoi ne pas envisager l’émigration. Je n’étais pas d’accord au début, j’ai refusé, mais Alex a continué d’insister. Après une profonde réflexion, nous avons cependant décidé de partir. Pas pour le bien-être des parents, ma femme et moi avions déjà de bonnes carrières, et même nos finances n’étaient pas mauvaises, mais dans le but d’offrir aux enfants une autre qualité de vie. C’est ainsi que le 8 août 2000 nous avons atterri à Montréal avec le statut de résidents permanents.
Après dix ans dans la même entreprise, la compagnie IBM, j’ai décidé de retourner à mon compte et je suis devenu consultant indépendant. J’avais acquis suffisamment d’expérience en Amérique du Nord avec une clientèle très variée, au Canada et en Europe, et aussi après quelques contrats pour des projets financés par la Banque mondiale à destination de différents pays en Afrique. En ce moment, je dispose de ma propre société de conseil en technologies de l’information, plus une petite agence artistique avec laquelle j’établis des contrats pour plusieurs groupes de musiciens.
La famille? Une autre histoire… réunie, dispersée, ré-réunie partiellement, reconstruite dans une autre structure et brisée de nouveau, des problèmes de santé assez graves dans la famille heureusement résolus ou en cours de solution. Et enfin, hum… oui… les enfants sont maintenant grands, indépendants, parfois je me sens bizarre parce que personne n’a plus besoin de moi, mais ça fait partie de la vie, non? Finalement, on trouve toujours quelqu’un qui a besoin qu’on prenne soin de lui, besoin de soutien, d’un petit « coup de pouce » sur son chemin. Je suis une sorte de « life facilitator», comme on dit en anglais. Certains vivent pour eux, d’autres sont destinés à vivre pour les autres, c’est leur manière de se sentir bien.