Par Dan-Lazăr Trifan
Traduction française : Dan Lazar Trifan
Éditeurs de la version française : Anne Cadilhac (France), Gilles Levasseur (Québec)
Publié dans le livre “À l’origine, à la source … Causeries à Subcetate” Dobreanu Doina et Vasile Dobreanu,
Editeur : Cezara Codruţa Marica 2014
Titre original en roumain : Despre Dor. Dor, mot roumain traduisible en français par : mal du pays, (dolor + desiderium, saudade, nostalgie, je me languis, délice nostalgique, désir nostalgique de quelque chose qui nous manque. En slovaque, « clivota » ou « cnenie » signifie un désir nostalgique de quelque chose qui nous manque. Il en est de même pour le mot allemand « Sehnsucht ». En amharique, la langue éthiopienne, le mot « tezeta » a la même signification, de même que « assouf » en tamasheq, la langue des Touaregs.)
Doina Dobreanu : M. Dănuţ Trifan, nous sommes très heureux chaque fois que l’on vous revoit à Subcetate. Merci d’accepter cette conversation en ligne. Cela fait de nombreuses années que vous avez quitté les lieux de votre naissance. Votre premier pas a été pour le lycée de Târgu Mureş en 1966… Arrêtons-nous un peu sur l’ambiance qui régnait dans la maison de vos parents, située sur le bord de la rivière Călnaci à Subcetate, durant votre enfance, en totale liberté et avec des rêves sans frontières. Qui étaient ces parents qui vous ont mis au monde avec un certain héritage génétique et une bonne éducation?

Dan Trifan-Lazăr : Avant de répondre, je tiens à te remercier pour l’honneur que tu me fais de me placer aux côtés des grands noms et des personnalités impressionnantes que Subcetate a données au monde, toutes les personnes dont tu as recueilli le témoignage dans tes livres. Il est surprenant et agréable pour moi de voir combien le village de Subcetate a pu donner d’hommes de valeur au fil du temps. Je les admire tous, même si je ne les connais pas tous, je n’ai pas à ce sujet un aperçu aussi vaste que celui qui figure dans ton livre. Je me sens honoré et, en particulier, privilégié de contribuer — modestement, en fait — à une telle réalisation, le livre de Causeries à Subcetate. Aussi je tiens à souligner dès le début que j’ai un peu « triché », parce que mes réponses ont été vues par mes frères et ma sœur, certaines données ont été validées par eux-mêmes pour l’authenticité, ainsi que par ma famille, et de même pour le style et l’impact sur le lecteur, par une personne importante pour moi, neutre, que je ne suis pas autorisé à nommer …
Parler de mes parents, mon père Gheorghe Trifan, George Coaciu (Covaciu – « le forgeron », « kovács » en hongrois), et ma mère, Viorica Trifan née Dobreanu, est quelque chose d’un peu particulier pour moi. Ceci parce que c’est à la fois simple et agréable, mais aussi extrêmement difficile. Pourquoi? C’est simple, parce que j’ai tout un univers de souvenirs. Rien ne pourrait être plus plaisant que de parler de deux personnes merveilleuses. C’est difficile, cependant, parce que pour moi, pour nous, leurs enfants, et pour d’autres probablement, ils sont les créateurs d’un monde entier, ils sont les créateurs de l’univers de notre enfance. Bien sûr, un univers subsumé dans l’univers du village de Subcetate, mais chez nous, chez les « Trifan », il avait quelque chose de spécial, quelque chose de particulier. Quand je dis « les Trifan », je comprends la famille qui est née de l’union d’une Dobreanu avec un Trifan… Cet espace qu’ils ont créé par rien d’autre que ce qu’ils étaient effectivement, ce qu’ils représentaient pour nous, ce qu’ils faisaient pour nous et surtout comment ils le faisaient. Tout était l’univers des Trifan. Un mélange de conformisme et de non-conformisme, de traditions et de négation de la tradition, un mélange de la simple vie paysanne avec la vie des artisans, du fait de la profession de forgeron de mon père et des préoccupations de tisseuse de ma mère, un mélange de rigueur et de liberté, liberté dont d’autres enfants ne disposaient pas, ou qu’ils ne pouvaient pas se permettre.

Mon père, Gheorghe, est né en 1909 à Dămuc, Bicaz, dans une famille de paysans, bergers et radeleurs. Il s’est enfui de la maison à seize ans pour apprendre le métier de forgeron. Il a donc « nié » la tradition familiale pour créer sa « propre » tradition. Il est passé ensuite de l’autre côté du montage, et il a ouvert sa forge à Subcetate.
Il a traversé la Première Guerre mondiale comme enfant réfugié, la deuxième Guerre comme soldat dans l’armée allemande et a été fait prisonnier par les Russes. Le Traité de Trianon (1940) avait annexé près de la moitié de la Transylvanie (y compris Subcetate) à la Hongrie, un allié allemand, et mon père a été enrôlé de force dans l’armée hongroise de Miklós Horthy. (En 1944, après le coup d’État du roi Mihai, la Roumanie passe la Roumanie au côté des Alliés)
Il a servi dans une unité de mécanique derrière la ligne de front, donc il était difficile pour lui de la traverser pour retrouver l’armée roumaine. Lors de la tentative, il a été fait prisonnier par les Russes. Sa chance d’être Roumain et d’avoir une belle-mère exceptionnelle, Ioana Dobreanu, l’a aidé, ainsi que beaucoup d’autres, à éviter le goulag soviétique. De Subcetate, elle s’est rendue à pied à Brasov, où se trouvait le camp de prisonniers en transit, et, profitant d’une lettre envoyée clandestinement du camp, têtue et décidée, elle a réussi à prévenir les autorités roumaines qu’il y avait des Roumains dans le camp de prisonniers. C’est ainsi qu’ils ont réussi à éviter la Sibérie.

Donc mon père évita de justesse le goulag (considéré par les communistes comme un « koulak ») parce qu’il avait et son atelier de forgeron et sa batteuse et son tracteur qu’il préparait chaque automne pour la campagne de récolte. La batteuse, il l’avait construite tout seul pendant l’hiver 1945 tout en souffrant d’un ictère qu’il avait contracté dans le camp de prisonniers. Incapable de se tenir debout, il devait être transporté chaque jour dans une chaise, de la maison à son atelier où il travaillait. Et pour ne pas compromettre l’avenir des enfants avec la stigmatisation de koulak, il a quitté sa famille, vivant seul dans une montagne pendant deux ans. Puis, à la fin des années 1950, il a abandonné son atelier de forgeron pour s’engager comme mécanicien à la scierie de Hodoşa, parmi les travailleurs syndiqués. La stigmatisation est restée, les deux premiers enfants, Ilie et Radu, ont été affectés à l’école par cette fausse catégorisation sociale.
Ma mère, Viorica, née en 1920, était l’aînée de cinq sœurs et un frère. Ses parents étaient Ion Dobreanu, le fourreur du village, et Ioana Rus Dobreanu. Dans leur maison, les villageois se réunissaient en soirées pour que mon grand-père leur lise les journaux et pour faire de la politique. La branche « Dobreanu », dont tu fais partie aussi, provient du fondateur du village de Subcetate, et je sais que toi, Doina Dobreanu, tu as étudié et publié à propos de l’histoire du village.
Eh bien, en parlant de ma mère, ici, je ne peux m’empêcher d’être ému. Il ne peut en être autrement quand je parle d’elle, ma mère que je n’ai jamais vue en colère, jamais irritée, toujours calme. Préoccupée, oui. Mais autrement, avec son sourire discret et énigmatique, elle connaissait et comprenait tout avant même que les choses n’arrivent, traversait les difficultés de la vie comme si de rien n’était.

Une petite femme, mince, capable de déplacer des montagnes ou de « plier » un homme dur, fier et têtu comme mon père. Une telle force dans une femme si fragile, mariée alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, à seize ans, et qui a élevé six enfants! Il y avait quelque chose de mystérieux dans son être, quelque chose de surnaturel, de divin, je dirais. Sa puissance ne pouvait venir que de l’amour et de la foi. L’amour pour la famille, pour les enfants, pour sa profession — paysanne, tisseuse, fleuriste — et pour la vie. Et la foi, la foi sans bornes, intrinsèque à son âme, intime, sentie, non dite, vécue dans tout son être, et pas seulement pratiquée. Ce n’est pas la fréquentation de l’église qui définissait la foi de ma mère, ni celle de mon père d’ailleurs. Leur prière du soir était un acte sacré, saint, permanent, intime. La foi de ma mère était son mode de vie, elle était La Vie elle-même. Comme pour mon père aussi. Et ils ont élevé leurs enfants dans la foi, mais ils les ont laissés libres en même temps, ils leur ont permis — et les ont aidés pour cela — de construire leur propre liberté de conscience.
Des personnes empreintes de passion, ils l’étaient tous les deux. Mon père aimait son métier. Il a vécu de son métier et pour son métier. Inventeur reconnu pour ses innovations et ses inventions, avec des brevets enregistrés, il pouvait travailler, en particulier le fer, comme un artiste. Peu importe la chose qu’il avait dans la main, il la maîtrisait, la soumettait, la contrôlait, la dominait. Que cela soit du fer, du bois, un tracteur, une batteuse, une charrue, des circulaires, des clous, des vis, il était forgeron et il aimait les ferrailles. Il les collectionnait, les ramassait partout, simplement là où il les trouvait, ses ferrailles, même sur la route ou dans la boue. Il ne parlait pas trop. Mais il « avait un mot ». Maintenant, ce « un mot » doit être expliqué. Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre ce qu’il voulait dire par « un homme doit avoir un mot ». Cela, il me l’a dit une fois, mais je n’ai pas trop bien compris. Plus tard, au collège, quand j’entendais, pendant les cours de mathématiques, des démonstrations, des théorèmes, parlant de « nécessaire et suffisant », c’est là qu’à un certain moment j’ai fait le lien. J’ai compris qu’un homme (et pas seulement un homme) doit avoir un mot. Je veux dire avoir une opinion, avoir une prise de position sur toute chose. Mais juste un mot – une opinion, pas deux, pas trois. Un. Qu’il soit cohérent et constant avec lui-même. Une philosophie de vie qui fait de quelqu’un un homme, avec qui on peut travailler et sur qui on peut compter. Le monde dans lequel je vis qualifie une telle personne de « fiable ».

Les passions de ma mère? Le jardinage, la cueillette des fleurs, la couture à la main, le tissage sur son métier à tisser, construit par mon père. Une artiste innée avec une perception extraordinaire des couleurs et des formes, amoureuse de l’art, des motifs décoratifs traditionnels. Des tapis ornaient sa maison, elle cousait des chemises dont nous nous habillions les jours fériés. Elle a laissé à chacun de nous une sorte de dot. J’ai chez moi certaines de ses œuvres réalisées spécialement pour moi. Je les ai montrées dans des expositions, pendant les Journées de la culture roumaine, à Québec, que nous avons organisées dans le passé. Quand les gens exprimaient leur admiration et prenaient des photos, je pensais à ce qu’elle aurait dit et comment elle aurait réagi. « Mais alors, Dănuţ, tous ces gens-là, est-ce qu’ils ont vraiment aimé mes tissus?… Ils ont pris un tas de photos… »
DD : À propos de votre mère, votre frère George m’a dit une fois : « Nous, les six enfants, nous avons commencé à marcher à quatre pattes autour de son métier à tisser, et lorsque nous sommes arrivés à nous tenir debout, son métier à tisser nous servait d’appui. Nous nous sommes formés au contact des personnes, du lieu et des choses qui nous entouraient ; nous ne serons jamais capables de nous détacher de tout ça! »
DLT : Un jour, lorsque quelques enfants — des élèves de l’école du village — sont entrés et ont pris des fleurs dans son jardin, de nuit, elle a pleuré en voyant plusieurs fleurs piétinées. Elle s’est rendue à l’école pour manifester son mécontentement à l’encontre de ces élèves, en disant qu’elle était fâchée, non pas parce qu’ils avaient volé des fleurs, mais parce qu’ils en avaient piétiné quelques-unes. « Il aurait fallu me le demander, je leur aurais alors tout donné moi-même! », a-t-elle dit. Cette attitude définit sa manière de penser, sa façon de regarder la vie: pourquoi mettons-nous toujours le mal en exergue, alors que le bien peut avoir sa place partout?
Finalement, je dois vous parler d’une des grandes passions de mes parents, quelque chose de très important pour nous, les enfants : leur grande soif de connaissances, l’empressement avec lequel ils lisaient, écoutaient les nouvelles, dans les journaux, à la radio, suivaient notre apprentissage. Ils apprenaient avec nous. Nous apprenions d’eux et ils apprenaient ce que nous apprenions.
Je vais m’arrêter ici parce que sinon tu ne vas plus avoir assez de pages dans ton livre pour les autres … Voilà la difficulté dont je t’avais fait part : je ne me lasserai jamais de parler d’eux, de nos parents. Ils sont un monde. Un espace de vie. Un univers. Au-delà du temps et de l’espace. Au-delà de nos vies. Ils sont partis depuis un bout de temps dans un autre monde, dans la non-existence, mais l’espace qu’ils ont créé, le monde qu’ils ont créé sera toujours vivant dans mon cœur. Si jamais un jour j’ai suffisamment de temps pour écrire, je leur consacrerai un livre. À chacun. Et un autre pour tous les deux ensemble.
DD : La façon dont tu as parlé de tes parents est très émouvante!

Ton frère George m’a donné une photo de mariage de vos parents. Je vous confie ici le fond de sa pensée : « Cette image, cette photo, est le reflet de toute une vie. Ma mère avait seize ans. Lui, son mari, en avait vingt-sept. Ma mère a accusé ses parents de ne pas lui avoir laissé le temps de vivre sa jeunesse. Mon père, lui, avait quitté son village et la maison familiale à la suite d’une grosse déception. Mes parents ont vécu ensemble pendant cinquante-deux ans et ils ont eu six enfants. Ils étaient comme deux rocs, très durs, mais avec un lien très fort entre eux, leurs enfants. Ma mère a toujours conservé sa pureté d’âme. Elle n’avait jamais besoin de recourir à des jugements fondés sur l’analyse ou sur l’aspect rationnel des choses. Son comportement et son attitude étaient toujours en harmonie avec ce qu’elle ressentait. Elle était amoureuse des fleurs, des animaux, et surtout des enfants. Tous deux faisaient preuve de respect, de sincérité, de dignité et d’honnêteté. Ils ont prouvé à leurs enfants qu’ils étaient capables de gagner leur vie. Ce sont là des valeurs humaines que l’on pourrait qualifier d’anciennes, mais qu’ils ont acquises à la seule force d’un travail acharné et de beaucoup de patience. On pourrait en dire davantage à ce sujet! »
Que signifie « grandir dans un village roumain traditionnel »? Cela se passe dans les années 1950-1960 à Subcetate. Qu’est-ce que cela représente de vivre dans une belle famille, avec des parents aimants, travaillants, toujours prêts à faire des sacrifices, qui ont su transmettre à leurs enfants, par leur propre exemple, le sens de l’humanité, le respect du travail, l’éthique, la morale, l’amour pour l’apprentissage, et tout ceci avec l’empreinte de la tradition?
DLT : D’un côté, c’est ce qui est vu par les yeux de Dănuţ (né en 1951, à cinq heures du matin, le 1er août) alors qu’il parcourt les années 1950-1960, on y voit un certain monde. De l’autre côté, c’est la perception de quelqu’un qui a traversé des années; aujourd’hui, celui que vous interviewez, c’est Dan Lazăr Trifan, dont la perception n’est plus tout à fait la même, il apporte des nuances par rapport à celle de Dănuţ parce qu’il voit un autre monde. C’est normal, non? Découvrir la vie modifie nos perceptions. Vu de l’intérieur, d’un point de vue existentiel et cognitif, c’est une chose. Vu selon la position d’aujourd’hui, c’en est une autre, du fait de l’accumulation des expériences de vie, des lieux parcourus, des continents, des cultures. On réunit la perception de l’enfance avec le reste, dans un tout, et le ressenti final se modifie en conséquence.
Lorsque, pour la première fois, j’ai pris conscience de cette tendance d’altération de la perception originale de l’espace propre à l’enfance, cela ne m’a pas plu. J’ai senti que par l’ajout, par une nouvelle compréhension rationnelle, on perdait des choses. Des choses importantes. Quelque chose d’essentiel pour la perception de Dănuţ. Lui, l’enfant, il existe toujours, il fait partie de moi, je le retrouve dans mes enfants, dans les enfants d’aujourd’hui tout à l’entour. Et, pour les enfants d’aujourd’hui et de demain, la perception originale est celle qui doit être conservée intacte, inchangée, non altérée. Et surtout transmise. C’est un véritable défi que de garder de tels souvenirs, de tels sentiments. Les sentiments d’un monde perdu, non? « Je ne piétine pas la corolle des merveilles du monde et je n’assassine point, de mes raisonnements, les mystères que je croise sur mon chemin », disait Blaga (Poèmes de la Lumière, 1919). Trop de rationalité, trop « fouiner » pour chercher des causes et des explications ne sont pas bienvenus ici. Il faut seulement se limiter à éprouver à nouveau ces souvenirs et à les revivre par la seule force des émotions authentiques.
Donc, qu’est-ce que cela signifie de grandir dans les années 1950-1960 à Subcetate?
Cela signifie la chance d’être né et d’avoir grandi dans une oasis de stabilité émotionnelle et sociale, avec des valeurs morales, de culture et de foi. Seule cette stabilité peut donner au futur adulte de la confiance en soi et le définir comme une personne équilibrée et forte, avec un fort ancrage dans un certain mode de vie. Même si ce style de vie change plus tard, cette période restera comme une référence solide. La vie au village, le travail avec les parents, la complexité de la vie à la campagne, où les tâches actuelles sont extrêmement diverses, tout ceci donne des compétences, des habitudes que les enfants acquièrent plus facilement que s’ils grandissaient dans une grande ville par exemple. L’enfant qui grandit derrière un bloc d’immeubles, dans le bruit des voitures et la pollution de toutes sortes, assailli par tant d’informations et de changements trop nombreux, trop rapides, cet enfant-là n’arrive pas toujours à percevoir plus profondément l’essence de l’être humain. L’âme n’apprend pas la contemplation et n’acquiert pas la capacité d’introspection, elle ne peut pas, n’a pas le temps d’acquérir de la profondeur dans ses facultés de ressentir et de mettre en œuvre sa conscience. Là, dans la plupart des cas, je ne veux pas en faire une affirmation absolue. Des facteurs tels que les parents, le microclimat social, l’école, la chance, peuvent changer totalement ce que j’affirme dis ici. Mes propos découlent d’une observation personnelle, plutôt statistique si vous préférez.
Pour illustrer simplement la vie à Subcetate, c’était pour Dănuţ la chance de lire, jusqu’à l’épuisement de presque deux bibliothèques, celle de l’école et celle de la ville, sans discrimination et sans présélection. Était-ce une bonne chose? Était-ce une mauvaise chose?
Cela représentait la chance de vivre des projets tantôt sérieux, tantôt plus ludiques, que certains pourraient juger loufoques, des expériences, des petites bêtises ou niaiseries. Ici, de toute évidence, oui, je me dois de vous en raconter quelques-unes!
À partir de ma 5e année à l’école, (ou 6e?), j’étais fasciné par l’aviation. J’étais abonné à la revue « Science et Technique ». J’avais conçu un planeur et, ironiquement, à ma grande surprise, mon père, habituellement très économe, voire radin même, avait accepté de me donner les matériaux nécessaires. J’avais travaillé tout l’automne à construire le planeur, et tout l’hiver dans la maison, dans la chambre en aval du ruisseau (ruisseau qui coule en arrière de notre maison), et qui n’était pas encore complètement finie. Au début du printemps, je l’ai terminé. J’étais étonné que mon père vienne souvent voir comment j’avançais, il vérifiait mes solutions techniques et, je ne savais pas pourquoi, il avait toujours un léger sourire par-dessous sa moustache. J’ai donc terminé la construction du planeur, j’ai assemblé ses ailes, en attendant la fonte des neiges et la possibilité d’en faire l’essai en roulant du sommet de la haute colline au nord de la maison pour atterrir sur le grand terrain libre sur la rive sud du ruisseau. Le jour où j’ai voulu le sortir de la maison, je me suis rendu compte que la longueur des ailes l’empêchait de passer par la porte. Mon père, qui était bien sûr présent, m’a demandé avec son sourire énigmatique, très sérieux : « Alors, Dănuţ, allons-nous démolir le mur pour le faire sortir? »…. Eh oui, bien sûr, après l’avoir bâti, ce planeur, il m’a interdit de voler avec!
Dès mes cinq ou six ans, mon père m’a pris avec lui à bord de la batteuse à céréales, à travers les villages de Răstoliţa jusqu’à Deda ou Dumbrava. J’ai même aujourd’hui encore un sentiment très vif de la vie à la campagne au cours de la récolte d’automne, les vergers odorants, les granges remplies de sacs de grains fraîchement sortis de la batteuse de mon père, avec des gens qui travaillaient du petit matin jusqu’au soir, sans repos, mais avec plaisir et passion. J’aimais tellement ces villages, leurs hommes forts et travailleurs, les belles femmes, et les enfants… les jeunes filles aussi, hum! Au retour d’une de ces campagnes de récolte, j’avais dit à ma mère que lorsque je serais grand, j’aurais sept femmes, une de chaque village où nous étions passés… Cette histoire avait fait le tour de mon village… Plus tard, pendant mon adolescence, il est vrai que j’étais un jour passé dans le village de Dumbrava pour voir si je pouvais traquer l’une des sept, une petite brune aux cheveux longs et brillants, des yeux noirs comme deux petits charbons étincelants et pleins de vie.
Parlons de mes expériences avec des fusées en celluloïd dont une, au lieu de partir vers le haut, est sortie par un petit trou dans la fenêtre de l’atelier et est passée juste à côté de l’oreille de mon père! Ou bien, une autre que j’ai installée sur un petit bateau, sur le ruisseau derrière la maison et qui a explosé! Le policier est venu enquêter sur celui qui détenait des armes à feu (dont la possession était illégale)…
Parlons de la chance que nous avons eue, un collègue et moi, d’étudier pendant deux mois avec un de nos professeurs, de mettre en marche et d’apprendre à connaître tous les appareils des laboratoires de physique et de chimie de l’école secondaire!
J’ai aussi le souvenir de ma chance d’avoir eu un professeur de mathématiques passionné pour ses étudiants, tant et si bien `qu’après les heures d’école, bénévolement, il nous aidait à résoudre les problèmes de la « gazette de mathématiques » pour nous amener au niveau des collaborateurs permanents de la revue, chargés de trouver des solutions.
C’est là toute la chance d’avoir croisé des professeurs merveilleux à l’école du village, avec des enseignants capables d’organiser un long voyage, pour presque tous les élèves, qui nous a permis de parcourir la moitié du pays, et ce dans deux voitures de trains de voyageurs converties en « wagons maisons », avec la cantine et toute la logistique nécessaire au voyage. Nous nous arrêtions dans les gares, on stationnait nos deux wagons sur une ligne secondaire, et nos enseignants nous accompagnaient pour visiter les lieux, des usines, des musées, des écoles, les endroits particuliers dans chaque ville que nous traversions. Lorsque nous avons ainsi « appris notre pays sur le vif », nous étions, si ma mémoire est fidèle, en troisième année.

DD : Je me souviens avec plaisir de ce voyage à travers le pays. J’ai participé moi aussi…
DLT : La vie à Subcetate signifiait aussi vivre avec ma sœur et mes frères. Ilie, l’aîné, l’éternel aventurier, un intellectuel fin et un mécanicien d’exception, avec, dirait-on, une vraie « main en or », mon mentor durant toute une période. Et puis Radu, travaillant dans le transport ferroviaire, un vrai « conquérant des âmes », par la confiance qu’il inspire tout autour de lui. Et Doina, professeur de langue française et d’espagnol, une professionnelle passionnée, attentive, généreuse, très exigeante. Ensuite Ghiţă, un autre passionné, ingénieur en mécanique, ingénieur « par définition », mais idéaliste et bohème dans une certaine mesure. Finalement, Emil, également ingénieur en géologie, « bourré de talents » comme dirait un Français : en musique, peinture, photographie. L’histoire de chacun d’eux tiendrait dans plusieurs volumes…
Une vie calme remplie d’amour , qui coule tranquille comme un grand fleuve. Doinita j’aime beaucoup cet interview j’ai appris beaucoup de choses qui m’ont fait rèfléchir , on peut etre heureux en sachant apprècier la nature, les fleurs , les animaux etc.